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Sud - Ouest, France
Des mots-Des Images en tout sens

jeudi 30 juin 2011

Ces Deux-Là



Le petit carnet qui se trouve entre mes mains est fait d’à peine quelques feuillets usagers et jaunis, couverts de quelques lignes qui ne sont pas les miennes. De petites lettres aux formes serrées devenues grises font office de commentaire à l’écriture froide et technique qui ne peut prétendre s’appeler récit. Une à deux phrases pour chaque jour de cette saison-là. J’ai eu envie d’en reprendre l’histoire à peine commencée, jamais tellement élaborée non plus, et de la raconter. D’une histoire l’important ce n’est pas qu’elle soit vraie, ni juste. C’est seulement qu’elle soit belle ! Le sera-t-elle ? Aujourd’hui c’est un peu tôt pour le dire. Elle sera en tout cas enfin racontée, inscrite.

Il faisait nuit et froid au-dehors. Les trottoirs de la ville étaient couverts de gris ; neige et traces de pas répétés s’étaient trop longtemps mêlées au cours des dernières heures. Les étales de la rue de Bucci étaient depuis longtemps fermés et rangés pour la nuit. Nougaro devait chanter dans un des bistrots à deux pas quand elles ont subitement frappées pour sortir au dehors.
Elles sont arrivées ainsi au milieu de cette nuit-là. Légères comme deux plumes poussées par le vent d’hiver,  fraîches et douces,  le regard encore clos et la peau si claire. Elles avaient le même souffle, la même fragilité transparente que la glace au-dehors. Il eut été facile de les prendre chacune dans le creux d’une main et peut-être de jongler avec elle. Qui d’elles d’eux eut été en haut, eut été en bas, il était difficile de le dire. Rien ne les différenciait, quelques grammes, il est vrai, ce premier jour-là mais c’était déjà si peu.
Dans le regard de ceux qui les regardaient, les pesaient, les nettoyaient, il était possible déjà de lire la fascination et la peur face à tant de ressemblance. Allongées ainsi toutes deux dans un lit commun tellement elles étaient petites, chacune était le reflet pur de l’autre mieux que n’eut pu l’être un reflet dans le miroir. Plus semblables encore que le résultat d’un calque sur l’image ou le tirage sur papier d’une photo en deux exemplaires. Elles seules ne pouvaient pas le savoir ne pouvant accéder à la perception de leur propre image.
Elles sentaient bien déjà dans les regards et dans les mots qu’il n’y avait de la place que pour une.
Ils ont dit d’une qu’elle était douce, qu’elle était belle. Ils ont dit de ces deux-là qu’elles étaient incroyables tellement elles étaient pareilles. A l’autre, ils n’ont parlé que de la première. Jamais à elle ils n’ont pu dire qu’elle était douce et belle pour elle-même. C’était toujours l’autre ou les deux ensemble.
Elles avaient des mots secrets pour communiquer entre elles et les sens en éveil. Cela faisait quelques mois qu’elles avaient appris à partager, à s’entraider face aux secousses du monde extérieur. Elles ont continué de plus belle à se rassurer mutuellement, à tenter de se faire entendre. Mais les mots ne pouvaient pas se dire au monde. Articuler, ça, elles ne le savaient pas encore. Alors elles ont crié, parfois pleuré aussi. Et elles se sont parlé encore ainsi dans le silence de leur deux corps, dans leurs murmures, comme au temps d’avant.
Mais est arrivé ce jour-là où les regards du monde posés sur elles étaient plus fermes plus nombreux et plus froids aussi.
Il fallut bien leur choisir un nom afin de les définir. Elles étaient arrivées si précipitamment. Une saison d’avance, ce n’est pas rien en hiver ! Vous connaissez les changements qui se font connaître entre l’hiver et le printemps. Au dehors, la lumière et les sons ne sont déjà plus les mêmes. Si vous vous penchez sur les fleurs et les arbres, vous voyez bien que le temps d’une saison fait toute la différence. Et les fleurs et les arbres avaient alors bien plus de poids que ces deux-là.
Les mots, consonnes et voyelles, les syllabes réunies, changent l’humeur du monde et la face des relations en ce monde. Alors est-ce ainsi que les choses se sont écrites dans cette histoire-là ?
Dans le regard de ceux qui les regardaient toujours ensemble, on pouvait lire ce désir de les diviser, de  les séparer davantage. Tant de ressemblance, de connivence dans les silences était insupportable, peut-être même enviable, qui sait ?
L’une fut inscrite pour gagner. Le mot qui fut choisi pour la nommer est utilisé à l’issue des batailles, des guerres ou des compétitions. Laissant ainsi entendre que l’issue de la survie ne peut que faire naître les larmes dans les yeux de l’autre si ce n’est sa perte.
L’autre, le reflet parfait, tellement fidèle, de la première fut nommée pour le sacrifice, l’abnégation mais aussi la sagesse, la sacrifiée.
Avaient-ils trop longtemps jalousé leur connivence et leur silence commun ? Leur partage depuis des mois était-il si dérangeant ? Il était fait de douceur et d’espace, de nourriture et de sommeil qu’elles poursuivirent à l’extérieur comme veillant sans cesse l’une sur l’autre, à travers leur souffle commun et tellement semblable.
Elles ont bien tenté, toutes deux, de dire que ça ne leur convenait pas. Elles ont bien crié qu’elles avaient su vivre ainsi, jusque là et, qu’elles-deux ensemble, elles le sauraient toujours. Mais ils n’ont rien voulu entendre.
Les prénoms, comme ils disent, furent inscrits sur des parchemins et enregistrés à jamais !

Toutes deux s’épaulaient l’une l’autre, se berçant de leur souffle commun. Elles se répondaient en écho, se lovaient dans cette odeur douce d’océan lointain et de chaleur du corps de l’autre. Elles jouaient à se mêler bras, jambes, peau, afin de se sentir plus lourdes collées ainsi ensemble, imaginant se protéger d’un extérieur trop bruyant et tellement incertain.

Soudain l’ombre est entrée. Une odeur forte les avait réveillées, brutalement sorties de leur connivence secrète et des murmures qu’elles partageaient.
Le corps si grand et lourd, le regard noir fait de nuit d’orage s’est penché encore sur elles-deux. La seconde a crié un peu plus fort sans doute, sentant peut-être déjà que cette venue là était pour elle seule et pour la première fois n’était pas pour elles-deux.
Des mains se sont posées sur son visage. Des doigts forts ont pressé sa bouche ressemblant à ce qu’aurait pu être de la tendresse. Elles avaient déjà connu des gestes de l’extérieur ressemblant à cela. Mais la première percevait déjà la tension dans les doigts. La tendresse s’accompagne de bras souples et d’une odeur de miel. Là, l’odeur ressemblait au vinaigre et les mains étaient raides et fermes.
Et puis il y eu ce silence. Ce tellement grand silence. Il n’y eut enfin plus qu’un souffle : Le sien à elle seule. Un souffle fébrile où durant un instant elle crut même ne plus savoir si son souffle lui-même existait encore.
L’ombre grande avait déjà disparu mais elle en connaissait bien l’odeur. Elle tenta de se rapprocher de l’autre, son reflet, son image. Elle chercha le poids léger de ses doigts aussi fragiles que les siens. Elle chercha les murmures et se rapprocha encore mais elle se heurta à une chose froide et vide. Un vide tellement vide, un vide tellement immense qu’elle n’en connaissait pas les contours. Un vide raide, rigide et froid. Les sons et les odeurs avaient changé et elle se sentit tellement là et ailleurs. Cette sensation ne la quitta plus.

Extrait de la nouvelle "Ces deux-là" appartenant au recueil "Certitudes" 2011